Photographe / Fotografen  

Jean Janssis

Né à Ans (Liège) le 8 janvier 1953
Licencié en philologie romane (Université de Liège) en 1975
Agrégé de l'enseignement supérieur en 1976
Photographe autodidacte à partir de 1976
Jury d'Etat en photographie en 1986
Professeur de sémiotique et de photographie à l'Institut des Beaux-Arts (Saint-Luc, Liège)

En utilisant le tirage à la gomme bichromatée, Jean Janssis fait beaucoup plus que de recourir à un procédé ancien. Il réinvente le corps à corps
entre l'image et la matière dans une perspective d'éternité.

Licencié en philologie romane (Université de Liège) en 1975, Jean Janssis est entré en photographie, en autodidacte, dès l'année suivante.

Il passa le Jury d'Etat en photographie dix ans plus tard; mais il se définit en tant qu'artiste par une première exposition personnelle à Bruxelles en 1980. Il y a tout juste dix ans.

Depuis, il n'a cessé de s'affirmer en tant que créateur lucide et inquiet. Ses expositions à l'étranger (Paris, Toulouse, Rotterdam, New York), ces quatre dernières années, ont favorisé une reconnaissance particulièrement rapide de son art, singulier s'il en est.

Premiers tirages

C'est en janvier 1987, pendant les vacances de Noël, raconte-t-il, dans le numéro de février 1989 de la revue "Clichés", qu'il découvrit la gomme bichromatée et qu'il commença ses premiers tirages selon ce procédé abandonné depuis près d'un siècle. Comme on pourra en juger, ce n'était ni pour satisfaire un goût particulier pour les choses surannées, ni pour tenter un rapprochement idyllique avec la peinture.

Ici, un peu d'histoire s'impose pour bien comprendre de quoi il est question. Le procédé de tirage à la gomme bichromatée fut breveté dès 1855 par Alphonse Louis Poitevin. Ce procédé était fondé sur une découverte faite en 1839: un papier enduit de bichromate de potassium, sel jaune-orangé, noircissait à la lumière.

Par ailleurs, l'inventeur du calotype, William Henry Fox Talbot avait découvert en 1852 que lorsque l'on mélangeait un colloïde (substance liquide dans laquelle des particules très petites sont en suspension) soluble dans l'eau, comme, par exemple, la gomme arabique ou la gélatine, avec du bichromate de potassium et qu'on présentait ce mélange à la lumière, le colloïde durcissait et devenait insoluble hors d'une eau très chaude.

Partant de ces expériences, Poitevin enduisit du papier d'une solution de gomme arabique mêlée à un pigment finement broyé et à du bichromate et l'exposa à la lumière sous un négatif. Le colloïde se révéla être complètement insoluble dans les ombres, mais resta soluble dans les tons clairs et partiellement soluble dans les demi-teintes.

Il plongea son papier dans l'eau. La gomme soluble fut dissoute, emportant le pigment avec elle. Le pigment des parties exposées resta sur le papier, faisant apparaître l'image.

Le procédé à la gomme bichromatée, vite délaissé, fut repris vers 1890 par les pictorialistes. C'est qu'avec lui, ils arrivèrent à créer des effets semblables à ceux des peintres impressionnistes. Il leur était, en effet, possible de travailler une épreuve en cours de développement, à l'aide d'un pinceau ou d'un filet d'eau pour en modifier les teintes ou en éliminer certains détails.

L'épreuve une fois sèche pouvait encore être recouverte d'une seconde solution à la gamme de même couleur ou d'une autre teinte. Cette façon de travailler permettait d'augmenter les contrastes, d'obtenir des teintes sombres plus nuancées et d'introduire des effets de couleur.

Mais revenons-en au récit de Jean Janssis. "J'avais été séduit, écrit-il, quelques jours auparavant par les anciens tirages exposés au Musée de la photographie d'Anvers. Albumines, papiers salés, épreuves au charbon, oléobromies... Je (re)découvrais la photographie en plongeant dans son Histoire, dans ses sources. Toutes ces vieilles photos avaient pour moi quelque chose de nouveau, l'innocence du début, la pureté des commencements.

En poussant la porte de la droguerie, un vieillard sorti tout droit d'un roman fin dix-neuvième, caché derrière ses pots de couleurs, ses éponges suspendues au plafond et ses articles de bazar, reçut ma commande: gomme arabique, bichromate d'ammonium, pinceaux, terre de Cassel, de Sienne, bitume de Judée...

Les alluvions du fleuve

Le soir même, je me mis au travail avec une fébrilité, une fraîcheur que plusieurs années de chambre noire avaient émoussées. Je préparai à la hâte les mélanges suivant les indications d'un article de revue consacré à la gomme bichromatée, et dans la même précipitation j'acccomplis mon premier tirage.

J'ai conservé ce premier essai sur lequel on ne distingue que quelques traces. Le lendemain, j'ai recommencé, et les jours suivants. Il m'a fallu trois mois avant d'obtenir une épreuve acceptable: l'image disparaissait en lambeaux ou n'apparaissait pas. J'ai encollé des dizaines de feuilles de papier, recomposé le dosage et les proportions des mélanges, changé le temps d'exposition et le mode de dépouillement...

J'ai compris qu'il fallait étendre une première couche de gomme très mince et j'ai recommencé pour la même image trois ou quatre fois la même opération. Mes tirages acquéraient un relief, une épaisseur, une volupté que la surface lisse, plate du papier bromure n'avait jamais donné, et j'entretenais avec eux un rapport presque physique, comme un enfant jouant dans la boue.

Mes photos avaient trouvé leur corps, elles naissaient du ruissellement de l'eau sur la feuille de papier, semblables aux alluvions laissés par le fleuve. Au mois de juin, j'avais une vingtaine de gommes, en juillet je suis allé les montrer à Arles..."

Les photographies que Jean Janssis présente à la Galerie Sephiha (*) sont des oeuvres de maturité dans cette pratique de la gomme qui double l'artiste d'un parfait artisan. Par contre, le contenu n'a évolué que dans une sorte de confirmation dans les thèmes et leur expression: l'Homme, l'Amour, la Mort.

"Mes photos, dit Jean Janssis, correspondent à mes rêves, à mes désirs d'éternité, à mes angoisses de la mort, à la fascination de la beauté physique, à mes passions inassouvies par trop de cérébralité. J'ai voulu mettre en scène, avec cet esprit décadent de fin de siècle, mon propre monologue intérieur, cette fameuse pièce de théâtre dont l'auteur nous échappe et dont la fin nous est inconnue."

Dans cette exposition, le nombre de portraits est en augmentation par rapport aux photographies de corps révélant la beauté physique. "Ce sont plutôt des autoportraits, dit-il, car j'interdis au modèle d'avoir une attitude psychologique propre. Il doit être "vide". Je mets dans ces portraits des choses qui me sont purement intérieures. On y trouve aussi une autre torsion, une torture du corps, une autre manipulation du modèle (prises de vue dans un espace réduit donc obligatoirement près du modèle)."

Ses personnages dont certains quasi mythiques, édulcorés, ne portent pas de vêtements pour qu'ils ne puissent se lire dans le temps. Sans que ce soit un but un soi, les allusions culturelles (peinture) sont bien présentes.

La part d'érotisme n'est pas moins évidente. L'érotisme est, ici, principalement dû à l'abandon des modèles, à leur disponibilité. C'est une mise à nu physique. "Il n'y a pas, dit Jean Janssis, de scènes mais des poses. L'érotisme émane de ce que je parviens à tirer du modèle, dans une appropriation, dans sa complicité. C'est aussi l'érotisme des grands thèmes et des grands phantasmes de la littérature et de la peinture. Quand je pousse sur le déclencheur, les modèles sont pris dans le piège que je leur ai tendu. L'érotisme que je propose est une délectation du regard."

Un corps à corps

Il est d'autres délectations qui viennent s'ajouter à celle-là, dues justement au recours à la gomme bichromatée. On ne peut nier l'évidence: les photographies de Jean Janssis rejoignent l'esthétique pictorialiste. Lui-même ne cadre-t-il pas avec la définition de Robert Demachy: "Un gommiste doit être, suivant une expression consacrée, un autodidacte. Un traité n'enseigne pas plus le secret d'une gomme parfaite qu'une grammaire n'enseigne l'art d'écrire"

Il renouvelle l'éternel rapport concurrentiel entre la peinture et la photographie, mise sur l'aura de l'oeuvre unique comme l'est un tirage à la gomme qui, selon l'aveu même de l'artiste "l'oblige aussi à réfléchir sur ses images". "Toutes mes interrogations et idées peuvent naître de ce contact particulier avec cette technique tout en rencontrant ce besoin de contact avec la matière, contact qui provoque une sorte de mélange de plaisir, de patience et de souffrance. C'est dès cet instant que commence un véritable corps à corps, la matière, le papier étant un second corps. C'est une autre façon de s'impliquer dans l'acte photographique de manière à s'ouvrir aux impressions particulières que j'ai pu ressentir".

L'excédent de matière

Sans vouloir remettre en cause la nature même de la photographie comme l'ont fait les pictorialistes, Jean Janssis procède comme eux dans la remise en cause du réel. Il parie sur sa spécificité tout en masquant en partie son origine. La gomme reste bien une technique de distanciation pour transformer le réel en image, une technique de "dépouillement" par l'évacuation d'une grande part du réel par le jeu du clair-obscur.

La photo est ainsi débarrassée de l'excédent de matière (réel) qui l'encombre. Elle s'opacifie, prend du poids (effet renforcé par la matière pigmentée de l'épreuve), de l'épaisseur et donne l'impression (grâce à l'utilisation de la terre) de s'accorder la troisième dimension.

Dans le procédé d'impression à la gomme bichromatée, la lumière tanne le bichromate qui emprisonne les pigments et constitue l'image au sein de la couche elle-même. Faire apparaître l'image revient à éliminer à l'eau le surplus de matière dans lequel elle est enfouie. Cette intervention chimique permet de travailler l'échelle des valeurs, de créer en quelque sort la lumière, le ton et le contraste, de créer une harmonie interne à l'image et même de donner une photographie très expressionniste. Jean Janssis le répète: "C'était vraiment ce qu'il me fallait. Ma rencontre avec la gomme bichromatée était une rencontre imprévue et pourtant attendue."

Il reste que la démarche et l'oeuvre de Jean Janssis tentent à élargir, à enrichir l'acte photographique, et même à remettre en cause notre manière de penser la photographie. Est-il toujours possible de se contenter de cette "tendance de la photographie à se penser comme un "art sans matériau" (Arnaud Claas), voire juste comme une "manipulation de la lumière" (Moholy-Nagy)?

Ce caractère à posteriori de la photographie, "arrivant toujours après sa venue" parce que dépendante de la réaction chimique de certaines substances à la lumière, peut être ici dépassé. Si comme le dit l'historienne américaine Rosalind Krauss "toute photographie est le résultat d'une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par des réflexions de la lumière", l'homme préexiste à sa trace, à son empreinte et c'est aussi le support de cette trace, de cette empreinte qui lui a donné naissance et qui lui propose l'éternité.

Dans le cas de Jean Janssis, cette terre qui subsiste au fond de sa cuve après le lavage et après avoir été le support de l'empreinte, peut être envisagée comme une "mémoire chromosomique", selon l'expression du photographe Stephan Sack.

Empreintes, les photographies de Jean Janssis sont aussi des étreintes. D'admirables étreintes de terre.

Pierre Bastin

(Cette chronique a été publiée dans la page "Culture" du quotidien liégeois
"La Wallonie" du vendredi 4 janvier 1991.
Elle constitue par ailleurs le texte principal de la monographie consacrée à Jean Janssis, également intitulée "Etreintes de terre", publiée aux Editions "Edizioni del Museo 10", Ken Damy, 1996, Brescia, Italie.)

CV:

Jean Janssis

Was born in 1953 in Liège, Belgium Licenced in roman philology, 1975. Self-made photographer from 1976. Professor of semiotic and photography.

Solo exhibitions

1980 Galerie et Fils, Brussels

1981 Centre Culturel, Hasselt

        Musée de l’Architecture, liège

1982 La Chambre Claire, Namur

1985 Studio Ethel, Paris

1986 Galerie les Chiroux, liège

1987 Musée de la Photographie, Charleroi

1988 Close-Up, Antwerpen

        Les Sonnambules, Toulouse

        Centre Culturel, Hasselt

1989 Contretype, Brussel

1990 Galerie Photo Sephiha, Brussels

1991 Museo Ken Damy, Brescia, Italy

        Urbino (Ken Damy)

        Milan (Ken Damy)

1993 Galerie Saint-Luc, Liège

1994 Académie des Beaux-Arts, Hasselt

Group exhibitions

1979 Photographes liègeois, Musée de l’Architecture, Liège

1980 Photo Moins Trente

        Photo-Fiction, Contretype, Brussels

        Casino, Spa

        Camera Belgica

1982 Horizon Photo, Les Chiroux, Liège

1986 Photographie Ouverte, Charleroi

1987 Mois de la Photo, Liège

1988 “Photographie Ouverte” seventh Grand Prix

        Questioning Europe, Rotterdam

        Mois de la Photo, Picto Bastille, Paris

        Mise en Scene, Antwerpen musée de la Photographie

        Imagine (travelling tour)

1989 Gallery Marcuse Pfeifer, New York

        The Special Photographers Company London

        Picto Bastille, ParisPicto Bastille, Paris

        “Le Choix de Sens” (travelling)

        Maand van de Fotografie, Amsterdam

1990 Centre Culturel Suisse, Paris

         Musée de la Photographie, Charleroi

         The Special Photographers Company London

1991 Palais de Tokyo, Paris

1992 Zomer v.d. Fotografie, Antwerpen

        Saint.-Trond

1993 Musée de la Photographie, Charleroi

  Fotopad 93, Valkenburg

1994 Ostende (Hommage a Paul Delvaux)

  Les Chiroux, Liège

  

Collections

Ministère del Communauté Française de Belgique

Musée de la Photographie, Charleroi

Bibliothèque Nationale, Paris

Musée de l’ Elisée, Lausanne

Museo Ken Damy, Brescia

Fondation Franco Fontana, Modena

"Jean Janssis Etreintes de terre", à commander à l'artiste,

relate l'évolution chronologique de son travail jusqu'en 1996. 

33 pages, 51 d'illustrations noir & blanc. 

Prix 20 €, port compris.


 Contactez l'artiste

E-mail: janssis.jean@skynet.be

  

 

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